Face à la disruption, savoir se remettre en question assez tôt

Grand témoin de ce 30e Forum, Alain Staron est un spécialiste des dynamiques de l’innovation. Son métier, « disrupteur opérationnel », consiste à aider les entreprises à se projeter dans l’avenir. Pour AditelNews, il analyse les enjeux de la révolution de l’innovation en cours dans tous les secteurs.

AditelNews : Vous vous définissez comme « disrupteur opérationnel ». Qu’entendez-vous par là ?
Alain Staron : Que devient le marché de l’entreprise ? Quelles opportunités vont créer les technologies ? Comment son écosystème va évoluer ? Ces trois dimensions doivent guider toute stratégie. Il est même vital de traduire en actions concrètes les évolutions perçues. Mon rôle de disrupteur opérationnel est de construire cette vision de l’avenir selon ces trois axes et de la décliner en plan d’action à court terme.

AditelNews : « Désintermédier », « disrupter », « innovation incrémentale », « innovation de rupture »… que signifient précisément ces termes ?
AS : Toute entreprise doit innover pour ne pas se faire dépasser par la concurrence. Ce processus continu se déroule à différentes échelles. L’échelle la plus fine consiste, tous les ans, à modifier sa gamme de produits et services pour pallier ses défauts de jeunesse, proposer des solutions face à des frictions d’usage soulevées par les clients, ou répondre à de nouvelles fonctionnalités proposées par la concurrence. C’est l’innovation incrémentale. Lorsque le besoin du client, ou l’offre concurrentielle, s’éloigne trop de la gamme existante de l’entreprise, elle peut créer une nouvelle gamme. On appelle cela l’innovation de portefeuille. Une nouvelle technologie peut porter un potentiel suffisant pour développer un produit ou service qui change la règle du jeu. Il s’agit alors d’une innovation de rupture, synonyme de disruption. La rupture – souvent technologique – rend un produit ou service obsolète, que ce soit pour ses performances, la satisfaction du client ou son coût.
Quand la disruption touche le processus de distribution, on parle de désintermédiation : dans un monde où l’on se déplacerait à bord de taxis autonomes, les fabricants de voitures se feraient désintermédier. Ils ne vendraient plus leur produits à l’utilisateur final, mais à des flottes de taxis qui vendraient des courses au client final, avec des impacts énormes pour l’organisation du constructeur automobile. Il est possible aussi qu’une nouvelle technologie permette d’utiliser des « actifs dormants », c’est-à-dire des gisements de valeur inexploités. On parle alors d’ubérisation, par exemple lorsque Uber propose à un conducteur de transporter des passagers sans licence de taxi.

AditelNews : Pouvez-vous donner des exemples d’entreprises qui se sont fait disrupter ou désintermédier ?
AS : Dans un passé proche, Nokia s’est fait disrupter par Apple : en 2007, avec l’iPhone la fonction de téléphoner n’arrivait plus qu’au septième rang des fonctions du smartphone. L’entreprise finlandaise n’a pas compris ce changement de paradigme du téléphone et ses produits se sont démodés. En 6 ans, sa part de marché est passée de 50% à 3%.
Au présent, Canal+, attaché à la notion de « sélection de programmes » conditionnée par des décennies d’utilisation d’un réseau de télédiffusion limité, n’a pas saisi que le consommateur pouvait être demandeur d’un choix quasi infini de programmes pour un coût modique. Netflix a dépassé l’année dernière 5 millions d’abonnés en France, davantage que le groupe Canal+. Ce dernier n’a pu que devenir un distributeur de plus de Netflix, prélude à un repositionnement majeur à venir.
Au futur, il faut regarder la technologie du véhicule autonome. Si le client n’est plus prêt à acheter un véhicule dans lequel il n’est que passager, c’est la promesse client de l’industrie automobile dans son ensemble qui est remise en question.

AditelNews : De nombreuses entreprises ont engagé une révolution digitale, sans remettre en cause leur modèle économique. Sont-elles certaines de perdurer ?
AS : Le grand risque des processus de transformation digitale « classiques » est qu’ils passent à côté du vrai sujet. Depuis les années 1990, on sait qu’il faut transformer le poste de travail : c’est la transformation digitale du collaborateur. A partir des années 2000, on a regardé comment les réseaux sociaux changeaient la façon de parler à ses clients : c’est la transformation digitale de la relation client. A partir des années 2010, l’Internet des objets et l’intelligence artificielle ont permis de piloter beaucoup plus finement la production. Il s’agit de la transformation digitale des process. Nous sommes entrés dans les années 2020, il est temps d’entamer la transformation digitale de sa proposition de valeur.

AditelNews : Les entreprises de service comme les banques sont-elles aussi vulnérables à la disruption et à la désintermédiation ?
AS : Les innovations technologiques actuelles sont susceptibles de transformer l’ensemble de l’activité humaine, banques incluses. Le sans-contact marque une transformation majeure des moyens de paiement, pouvant aller jusqu’à la fin du cash. Il faut regarder du côté des pays qui n’ont pas implanté de réseau bancaire significatif pour voir comment ils s’en passent, et quelle satisfaction supérieure leurs habitants en tirent. Comme toujours, l’innovation est générée par un point de douleur, un « pain point », qu’elle dépasse en s’appuyant sur de nouveaux écosystèmes, eux-mêmes porteurs de nouveaux paradigmes. Les cagnottes, les paiements en ligne, la biométrie, les blockchains sont autant de sources potentielles de disruption.

AditelNews : Quels projets avez-vous accompagnés ou proposés qui pourraient être des innovations de rupture ?
AS : Dans la télésurveillance, j’ai imaginé une solution totalement innovante qui change les règles du jeu du secteur. Nous sortons notre premier produit tout début 2022, il ne reste pas longtemps à attendre... la disruption est aussi affaire de surprise !

AditelNews : Y a-t-il une assurance ou des antidotes contre la disruption ?
AS : Comme le risque vient de l’inaction, la meilleure assurance est l’innovation. Mais il ne suffit pas de mettre en place une équipe d’innovation et un budget. Toute l’entreprise doit être consciente de ce que certaines inventions permettent de rendre un meilleur service en se passant de ce qui fait la force de l’entreprise actuellement. Il faut être capable de remettre en question les savoir-faire en cours d’obsolescence, même s’ils font la fierté de l’entreprise. En d’autres termes, le meilleur garant de l’auto-disruption, c’est l’humilité face à ce que l’on a déjà accompli.